Les saveurs du monde de Chocho Cannelle
Lauréat l’année dernière du 25e Concours national de Jazz de La Défense, le groupe Chocho Cannelle est de retour cet été à La Défense Jazz Festival avec sa musique dansante et métissée. L’occasion aussi de découvrir un instrument à part : la harpe llanera.
Par Didier Lamare
Dans le cadre de scène, il y a Arthur Guyard aux claviers, Timothé Renard aux clarinettes, Léo Danais à la batterie et Camille Heim, debout à côté de cet instrument rare dans le milieu du jazz et des musiques improvisées : une harpe amplifiée. Les quatre s’écoutent, se regardent et très vite, le courant passe, les choses s’encliquettent, la danse s’installe. Chocho Cannelle a une demi-douzaine de concerts dans le corps, et pas la moindre prétention de s’imposer au concours : « On avait très peu répété, se souvient Camille Heim. Tout ce que l’on possédait, c’était l’amitié et le fait d’avoir confiance les uns dans les autres dans notre capacité à donner le meilleur de nous-même. On a toujours sur scène ces petits sourires, ces regards, quand l’un improvise, les trois autres sont à l’écoute. » Léo Danais confirme, parlant de « l’immense euphorie intérieure d’être à cet endroit-là, à ce moment-là. On avait tout gagné et rien à perdre, et, bizarrement, sur scène, très peu de pression ».
Entre classique et folk
Question parcours, Camille Heim, 32 ans, est plutôt multicartes. Formation classique au Conservatoire de Paris, rue de Madrid, avec Ghislaine Petit-Volta, harpiste et pédagogue reconnue, Nicolas Tulliez, première harpe solo de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et Frédérique Cambrelling, à l’époque soliste à l’Ensemble intercontemporain. Ce qui lui vaut – « beau cadeau », dit-elle – une tournée au Japon avec l’orchestre Les Siècles. « Mon but, étudiante, était d’être harpiste d’orchestre, je ne pensais pas bifurquer même si j’ai toujours eu un pied dans les musiques du monde. » Des premiers pas en Occitanie, où son père François Heim, musicien lui aussi, organise et anime à l’accordéon diatonique des festivals de musique du monde. Tous les étés, Camille avec sa harpe celtique joue à Bartók dans les Cévennes en allant relever des morceaux à l’oreille, improviser sur des musiques traditionnelles d’Amérique du Sud, des Balkans, de la Réunion… Puis l’automne revenu, c’est un master d’orchestre à Detmold et Dortmund en Rhénanie : « Je ne parlais ni anglais ni allemand ! Arrivée là-bas, j’ai appris l’allemand en trois mois parce que j’ai été engagée aussitôt comme stagiaire à l’Opéra de Düsseldorf. D’ailleurs, la première chose que j’ai apprise en allemand, c’est à compter, pour m’y retrouver quand le chef demandait de reprendre à tel numéro de mesure ! Et je retrouvais Léo les week-ends à Bruxelles pour faire danser les gens dans des bals, sur ses compositions très inspirées des musiques du monde. » Pendant longtemps, Camille Heim a dissocié les deux univers. « Alors qu’en réalité, ils s’enrichissent complètement. Ma pratique des musiques du monde et improvisées m’apporte à l’orchestre une stabilité rythmique. Au conservatoire, on apprend le rythme en le divisant, en musique du monde on apprend le rythme en le dansant. Le classique m’a apporté un vocabulaire, un langage, des connaissances plus larges. On nous demande d’avoir des références en littérature, en peinture. Et puis, il y a la lecture à vue : aujourd’hui, avec Chocho Cannelle, si on me pose une partition sur le pupitre, je peux la jouer. »
Danser la musique
L’atmosphère des bals « folk » lui donne l’envie de tout lâcher, de rentrer en France et de mener ses projets personnels. Elle joue de la harpe depuis qu’elle a 5 ou 6 ans, et l’idée de passer trente ans de sa vie dans un orchestre à compter les mesures l’effraie : « J’ai préféré une situation moins confortable, faire ce que je veux et ne me mettre aucune limite ». La rencontre avec René Lacaille, grand ponte réunionnais du séga et du maloya, est déterminante. Une histoire de famille. Elle monte avec son fils Marco, percussionniste, et l’accordéoniste Cédric Pierini, élève de son père François, le trio Dekolaz. « Je ne peux pas dire que je suis spécialiste de cette musique, mais je l’ai beaucoup écoutée, beaucoup travaillée et je crois comprendre ce qu’il s’y passe ». Et c’est d’abord dans le corps que cela se passe : « Notre musique est une musique qui danse. J’ai baigné dans le milieu folk et “bal trad”. L’écoute, dans les musiques du monde, c’est essayer de comprendre le langage spécifique au pays, et cela passe souvent par l’apprentissage des danses. Je sais danser beaucoup de danses différentes de beaucoup de pays différents. »
Léo Danais, 32 ans également, est passé par d’autres chemins mais la rencontre s’est faite sur cet axe du rythme et de la danse. Parents comédienne et metteur en scène, la scène et les bandes-son lui sont familières. « Mon goût pour la musique naît très tôt, enfant, dans la cuisine où je piquais les ustensiles et les casseroles sur quoi je pouvais taper pour me créer des batteries. Le lien entre musique et cuisine est d’origine ! J’ai eu un déclic quand j’ai compris que je jouais de la musique avec mon corps plutôt qu’avec ma tête. Cela a vraiment changé ma pratique. Quand je me suis mis à jouer pour des gens qui dansaient, je me suis mis à danser pour comprendre. Sans trop être à l’aise au début, mais aujourd’hui, cela me nourrit. »
Saine simplicité
Chocho Cannelle, c’est donc d’abord l’histoire d’un duo et d’un couple qui partage le sens du rythme et du jeu de mots. Camille Heim : « Nous avons monté il y a cinq ans Cam&Léo, un petit duo pour jouer dans la rue, faire de la musique au chapeau dans les cafés, les jardins. Ce petit duo de rien, l’année suivante, faisait 40 dates ! On acceptait tout, une date en Bretagne, la suivante à Marseille et la route entre les deux la nuit en camion. On vivait de musique, d’amour et d’eau fraîche… » Le duo Cam&Léo « cartonne » comme on dit, il a fait les premières parties d’André Manoukian, d’Ibrahim Maalouf, le deuxième album devrait être sorti quand vous lirez ces lignes et, sur les écrans d’internet, la liste des lieux de concerts et de festivals est une provocation à « la tendinite du scroll »… Vient alors la volonté d’agrandir le projet, de faire un « Cam&Léo Quartet », de rencontrer d’autres musiciens. Le claviériste Arthur Guyard leur est présenté par le saxophoniste Illyes Ferfera, membre du Wanderlust Orchestra, qui tint le rôle de souffleur avant que s’impose le choix d’une sonorité différente avec les clarinettes de Timothé Renard. Lequel vient du jazz, ce qui s’entend, mais aussi du rap et du métal, ce qui s’entend moins. Nous sommes à l’automne 2021, le quartet est devenu Chocho Cannelle, un groupe à part entière, reposant sur de nouvelles compositions souvent signées de Léo Danais. « J’ai beaucoup écouté, petit, le trio Sclavis-Texier-Romano, une inspiration jazz qui fait pas mal appel aux musiques traditionnelles, avec un amour des mélodies. Julien Loureau aussi, l’album The Rise. Ce n’est pas d’hier que le jazz vient puiser son inspiration dans les musiques traditionnelles, il est même né de ça, de la rencontre entre musique africaine et harmonie occidentale. »
Ne Feypal Mwan, le premier morceau de leur premier EP Libre à l’intérieur, est inspiré par la musique chaâbi du Maghreb. Il y a, dans Incubation, de la bulería et du cante flamenco. Chocho Cannelle a le don pour la « saine simplicité » des mélodies qui vous attrapent par l’oreille et ne vous lâchent plus.
Chocho Cannelle
Mais d’où vient ce nom qui sonne comme une contrepèterie mais que certains goûtent à la manière d’un breuvage chocolaté parfumé à la cannelle ? « C’est clairement parti de Coco Chanel, confirme le batteur. Ce qui ferait le lien, ce serait peut-être notre goût à tous les quatre pour la gourmandise et une certaine forme d’élégance. Choisir un nom, c’est souvent partir d’une blague, puis on y trouve ensuite plein de sens, plein de consonances. Comme en cuisine, on a le goût des épices, des mélanges et du voyage, la collecte de saveurs autour du monde. C’est un peu ce que l’on fait en musique : beaucoup d’influences, d’inspiration de beaucoup de pays. On fait notre parfum, notre saveur en musique avec les bagages de chacun. »
Dans cette cuisine métissée, la harpe est évidemment une épice rare et précieuse. La harpe llanera, est d’origine colombienne, elle vient du baroque espagnol, arrive en Amérique du Sud où elle passe de la musique sacrée aux musiques populaires. Mais la harpe de Camille Heim n’est pas une llanera ordinaire : « Elle est amplifiée, avec un capteur par corde, elle descend plus bas qu’une basse électrique, jusqu’au ré grave. Ce qui me permet d’associer le jeu de harpiste à la main droite et le jeu de bassiste à la main gauche. Les cordes sont bien plus souples que sur une harpe classique, et le son très différent. » La référence, commune avec Léo, c’est le Colombien Edmar Castañeda : « Si j’ai un maître, c’est lui, le harpiste que j’admire de tout mon cœur. Il fait des lignes de basse comme personne, des improvisations fabuleuses, son langage musical est très complexe, et puis il groove, il danse ! Quand il joue, debout, il a la musique dans le corps, ça se voit et ça s’entend. »
Comme cela s’entend et se voit sur scène, au sein de Chocho Cannelle. Rendez-vous pour le vérifier le 27 juin.